Super Deborah ! ou comment changer le monde en commençant par son quartier
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Post by Caroline Martins - Lefer
Deborah c’est une véritable « carioca da gema ». Ce qui veut dire qu’elle est une carioca pure sucre et sa ville, elle l’a dans le cœur. Elle y naît il y a bientôt 50 ans, dans la grande favela Cidade de Deus, devenue mondialement célèbre suite au film La cité de Dieu. Elle passe d’ailleurs son enfance dans cette communauté, régie par Zé Pequenho et Mané Galinha, les deux protagonistes de l’histoire.
Elle y vit malgré tout une enfance tranquille et heureuse auprès de sa mère et sa grand-mère. Sa mère est une employée de maison qui, comme beaucoup d’autres à l’époque, ne revient au foyer qu’un week-end sur deux. Alors comme beaucoup de brésiliens, la petite Deb est élevée par sa grand-mère. Sa mère travaille dur pour pouvoir lui payer une école privée, garante d’une meilleure scolarité que dans le public. Dès lors, l’école deviendra pour Deborah sa priorité et sa soif de connaissances une source intarissable. Ce qui la poussera à devenir « une citoyenne responsable, avec ses droits et ses devoirs » comme elle le dit si bien.
À 14 ans, sa mère n’a plus les moyens de lui payer l’école privée, alors Déborah décide d’aller travailler avec elle pour continuer à payer le lycée. Elle s’occupe de la cantine et des dortoirs de l’école de football de Flamengo, l’un des plus grands clubs brésiliens. Deborah continue de jongler entre le lycée et son travail, où elle grimpe rapidement les échelons, jusqu’à devenir à seulement 16 ans, la gérante en intérim de la résidence des jeunes footballeurs.
Une fois le lycée finit, Deborah n’a pas les moyens d’aller à l’université, alors elle se lance dans la vie active. Décidée, elle sait qu’elle ne veut plus travailler pour un patron et a déjà une vision d’entrepreneuse: « Comme tous les entrepreneurs, j’ai commencé par la vente, je vendais tout un tas de petites choses et ça marchait bien. »
Deborah rencontre son mari à 16 ans. Ils habitent dans le même quartier, mais une frontière invisible les séparent. « J’ai grandi à l’époque du film La cité de Dieu. Bien sûr, il y a beaucoup de fioritures au cinéma, mais la plupart des faits sont réels. Nous avons grandi en côtoyant tous ces problèmes liés au trafic de drogue. Je vivais du côté commandé par Zé Pequenho et mon mari a grandi de l’autre côté, celui de Mané Galinha. Les territoires étaient si bien séparés qu’on ne pouvait pas traverser la frontière, c’était une sorte de bande de Gaza. On était les Roméo et Juliette de la favela. Alors comment on faisait pour se rencontrer ? Nous fréquentions des écoles proches, situées de mon côté du quartier, il était donc obligé de traverser la frontière. On se croisait souvent et on se plaisait bien. Un jour, il y a eu des échanges de tirs entre les gangs rivaux, il ne pouvait plus rentrer chez lui. On en a alors profité pour mieux se connaître et c’est comme ça que tout a commencé. L’amour nous fait oublier ce qui se passe autour !»
« Nous avons vécu des moments violents dans notre quartier, mais nous n’en sommes jamais mêlés. Vous savez, les habitants des favelas sont des personnes honnêtes. Ce sont des citoyens qui travaillent, élèvent leurs enfants et ne veulent que vivre en paix, comme tout le monde. Ceux qui créent les problèmes ne sont qu’une infime minorité. Malheureusement, les médias décrivent une réalité déformée, en ne montrant que le mauvais côté, comme si les favelas se résumaient à ça. »
Deborah
À 20 ans, les deux tourtereaux se marient et construisent une extension dans le jardin de la mère de Deborah afin de rester à ses côtés. Au bout de sept ans, le couple décide de partir en mission humanitaire dans le Nordeste du Brésil. À leur retour, ils veulent prendre leur indépendance et cherche alors à acheter une maison. Elle entend parler de Bandeirantes, un nouveau quartier dans la zone ouest de Rio, construit suite à une catastrophe naturelle afin d’abriter les Cariocas ayant perdu leurs maisons lors de violentes inondations.
« Nous avons vécu des moments violents dans notre quartier, mais nous n’en sommes jamais mêlés. Vous savez, les habitants des favelas sont des personnes honnêtes. Ce sont des citoyens qui travaillent, élèvent leurs enfants et ne veulent que vivre en paix, comme tout le monde. Ceux qui créent les problèmes ne sont qu’une infime minorité. Malheureusement, les médias décrivent une réalité déformée, en ne montrant que le mauvais côté, comme si les favelas se résumaient à ça. »
Le quartier de Bandeirantes a une histoire récente et complexe. Il est situé dans la zone ouest de Rio de Janeiro, à proximité de Barra da Tijuca, une zone moderne qui a explosé à partir des années 90. À l’origine un village de pécheurs, Barra est aujourd’hui un quartier résidentiel, à l’Américaine, créé pour la nouvelle classe moyenne. Au nord de cette zone, les travailleurs pauvres y ont construit leurs maisons sur des terrains vagues et ce, pour se rapprocher de leurs lieux de travail. Au fil du temps, le « squat » s’est formalisé pour devenir un quartier à part entière. Et c’est comme ça que se sont construits les favelas au Brésil. En dehors de tout l’imaginaire qu’elles véhiculent, les favelas sont avant tout des quartiers populaires, comme il en existent partout ailleurs.
C’est dans ce contexte que la préfecture de Rio construit le nouvel ensemble habitationnel de Bandeirantes. Suite aux inondations de 1997 ayant détruit une partie de Cidade de Deus, la préfecture érige un ensemble de 800 maisons afin d’accueillir les victimes de la catastrophe naturelle. À l’origine, le terrain était une décharge à ciel ouvert. Les autorités ont alors recouvert la décharge pour la rendre constructible, puis ont installé des tuyaux afin d’évacuer les gaz formés par la décomposition des déchets. Jusqu’à aujourd’hui le terrain reste instable. Deux ans après l’inauguration des premières maisons, la préfecture a fait construire encore 820 maisons afin d’abriter les victimes d’une autre inondation, survenue dans l’État de Rio de Janeiro. Construit à la va-vite, ce quartier devait être une solution provisoire en attendant que les familles puissent revenir dans leurs quartiers d’origines. Mais comme le provisoire a finit par devenir définitif, le quartier a attiré de nouvelles familles à la recherche de maisons peu chères.
Les habitants du quartier ont alors commencé à y construire de nouvelles habitations. De par la fragilité du terrain, il est interdit de construire des bâtiments de plus de deux étages, mais par méconnaissance du terrain et par nécessité, les habitants ont commencé à monter de nouveaux étages sur les maisons déjà existantes. À chaque étage, il y a plusieurs studios et dans chaque studio une famille. Une habitation, à l’origine faite pour y accueillir une famille, en accueille désormais une dizaine. Ce qui est le cas dans beaucoup de favelas brésiliennes, à l’image des maisons du Caire. Et ainsi, cet ensemble habitationnel créé pour 1600 familles est devenu aujourd’hui un grand quartier de plus de 20 000 habitants.
Deborah et son mari sont arrivés au début de la construction du quartier. Il y avait des emplacements commerciaux libres que la préfecture mettait à la disposition d’entrepreneurs en échange de l’entretien des locaux. Quand Deborah et son mari sont arrivés ils y ont installé leur magasin de filtres à eaux et, au fil du temps le local s’est transformé en QG des nombreuses activités de Deborah.
En 2008, un programme de formation a été proposé par la préfecture aux commerçants du coin. Deborah y a vu l’opportunité d’apprendre et d’élargir ses ventes hors de son quartier. Au lieu de sortir de son quartier, ce cours va être l’élément déclencheur de son activisme au sein de sa communauté.
« Dans notre cursus, nous avions un cours d’Ethique et citoyenneté. La prof nous parlait de responsabilité sociale. Je ne connaissais rien au sujet. Avec les autres élèves, nous avons commencé à débattre de la question et nous nous sommes rendus compte qu’il y avait plein de problèmes qui nous embêtaient dans notre quartier. Nous ne l’aimions pas beaucoup parce qu’il y manquait les services publics de base, comme la collecte des déchets. Le quartier était jonché de détritus et de poubelles, les rues n’étaient pas éclairées, etc. Bref, ils avaient construit tout un quartier résidentiel mais sans y inclure les infrastructures basiques. En nous écoutant, la prof nous a dit : « C’est marrant, votre première réaction est de partir, mais personne ne pense à changer son quartier. » Sa réflexion m’a touchée en plein coeur et ça m’a fait réfléchir. »
Le cours suivant la professeure a demandé aux élèves de faire un exposé individuel dont la question était la suivante : choisissez un quartier du centre de Rio et faites des propositions sur ce que vous aimeriez y changer. Sur ce, Deborah a eu l’idée d’aller au devant des consignes et a proposé à ses collègues de faire cet exposé en groupe et de choisir de parler de leur communauté.
« La semaine suivante, nous avons présenté toute une liste de choses que l’on voudrait changer dans notre communauté pour la rendre plus agréable à vivre. À la fin de notre présentation, la prof fut agréablement surprise. C’est ce qu’elle attendait au fond, qu’on prenne conscience de notre responsabilité vis-à-vis de la société. À la fin du cours, elle m’a demandé si je voulais mettre nos propositions en pratique. J’étais très surprise, je lui ai demandé si c’était possible, je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire, ni même que ce fut possible. Je n’avais aucune idée de ce qu’était un projet social. » La fille de leur prof est directrice d’une ONG incubatrice de projets sociaux, elle va alors commencer à aider Deborah et son groupe de commerçants à metttre leurs idées en pratique.
Le projet « Bandeirantes Ja » ( Bandeirantes maintenant ! ) a débuté en 2009. Les premiers objectifs étaient : développement durable et qualité de vie. Deborah et ses collègues se sont retroussés les manches et ont amélioré l’infrastructure de leur quartier.
« Nous avons revitalisé les places publiques en donnant un coup de peinture et en plantant des arbres. Puis j’ai appelé tous les secrétariats de la mairie pour qu’ils viennent installer les services publics manquants, comme l’éclairage public, le ramassage des ordures ménagères. J’ai appelé la compagnie des eaux et celle des égouts… Cela faisait 15 ans qu’ils avaient abandonné le quartier, ils se sont contentés de construire des maisons à la va-vite sans se préoccuper des infrastructures nécessaires. Nous avions une mauvaise réputation, car le quartier était sale et moche. Il fallait faire quelque chose! »
Le « nouveau Bandairantes » a été inauguré en décembre 2009. Une grande fête a été organisée sur la grande place pour montrer aux habitants et aux voisins, tous les changements apportés par le projet. Et ça a marqué le début d’une nouvelle ère pour la communauté.
Une fois cette rénovation urbaine faite, Deborah et son groupe se sont rendus compte qu’il y avait un élément essentiel qui avait également besoin d’être rénové : l’humain.
« Une fois que nous avions changé l’aspect de notre quartier, nous nous sommes rendus compte qu’il manquait le plus important, l’humain. Il y avait beaucoup de personnes qui n’arrivaient pas à trouver du travail à cause de la réputation du quartier. A l’extérieur on nous prenaient pour des incompétents et des voyous. Nos travailleurs avaient besoin d’empowerment, ils fallaient qu’ils retrouvent leurs confiance en eux. » Deborah a alors contacté une entreprise voisine, qui cherchait des agents en nettoyage, et l’a invité à venir à Bandeirantes pour participer à son petit forum pour l’emploi. Son but était de faire bouger les mentalités et se faire rencontrer les chômeurs du quartier et les RH de l’entreprise. À la fin de la journée, 270 personnes ont été embauchées. Loin de se reposer sur ses lauriers, cette première victoire sur le plan humain a motivé Deborah à continuer d’aider ses voisins. Elle décide alors de se tourner vers l’avenir, les jeunes du quartier.
En parallèle de son activisme et de son travail d’entrepreneuse, Super Deborah commence un cours sur la pédagogie et l’éducation. À travers cette formation, elle a effectué un stage bénévole dans l’école de sa communauté en tant qu’éducatrice sexuelle auprès des adolescents. Au contact des collégiens, elle s’est rendueque l’Ecole publique s’était dégradée depuis qu’elle avait quitté ses bancs.
« J’ai vu des enfants de 8, voire même 13 ans, encore analphabètes. Ils ne connaissaient même pas l’histoire de leur propre pays, ni sa géographie. Sans ces bases, les enfants se retrouvent complètement aliénés. Ma théorie ? Je pense que cela arrange les pouvoirs publics. C’est plus facile de contrôler et manipuler une population non-éduquée. Dans les écoles privées, les études sontde qualité. Mais les jeunes qui sortent de l’école publique aujourd’hui sont complètement aliénés. »
Durant cette période, Deborah passe également un concours universitaire, sans autres préparations que ces souvenirs de lycéennes. Elle se retrouve alors aux côtés de jeunes qui sont incapables de répondre aux questions demandées, alors qu’ils sont encore à l’école. Ce constat la motive à faire quelque chose pour compenser ce problème.
« Ce n’est pas la faute des professeurs ou des directeurs d’école, ils font ce qu’ils peuvent et subissent le système tel qu’il est. Je reproche au gouvernement d’imposer un système d’éducation trop fermé et peu adapté. Il y aussi un manque de moyen considérable de leur part. Il y a 40 à 50 élèves par classe, c’est impossible pour les professeurs de faire cours correctement et aux élèves d’apprendre. La qualité de l’enseignement public a largement chuté depuis ma jeunesse. J’ai senti le besoin de créer une école différente, où les enfants se sentent à l’aise et puissent apprendre agréablement, sans la pression imposée par le système. »